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expo 2002 : visions divagatoires de quelques femmes de la bible

sainte thérèse en extase

Therese "...Je voyais un ange près de moi, du côté gauche, sous la forme corporelle. Il n'était pas grand, mais petit, très beau, le visage si enflammé qu'il semblait être de ces anges très élevés, qui paraissent tout embrasés (...). Je lui voyais dans les mains un long dard en or et, au bout du fer, il semblait y avoir un peu de feu ; et il semblait parfois me le mettre dans le cœur et qu'il m'arrivait jusqu'aux entrailles ; en le retirant, il me semblait les emporter avec lui et qu'il me laissait tout embrasée d'un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu'elle me faisait pousser des gémissements, et si excessive la suavité que me fait cette extrême douleur, qu'il n'y a pas à désirer qu'elle s'en aille et que l'âme ne se contente de rien de moins que de Dieu. Ce n'est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne laisse pas d'y participer un peu et même beaucoup. C'est un dialogue si suave qui s'échange entre l'âme et Dieu (...). Les jours où cela me durait, j'étais comme hébétée ; j'aurais voulu ne pas voir ni parler, mais m'enlacer à ma peine."

Thérèse d'Avila, 'Vida', XXIX, 13.


Sables et papier adhésif couleur sur panneau bois. Dimensions 58 x 57 cm. Textes sur carton.



Le Bernin est ambigu, tandis que Sainte Thérèse
et Le Menestrel sont parfaitement clairs :

Bernin_Ensemble

La 'Sainte Thérèse' du Bernin : une œuvre ambiguë

Le texte de Sainte Thérèse n'est pas ambigu, dans la mesure où elle ne fait que décrire de bonne foi ce qu'elle a ressenti, sans pouvoir faire la liaison avec un orgasme d'ordre sexuel, qu'elle n'avait jamais connu avec un homme (du moins peut-on le supposer). Ce n'est que le lecteur qui en crée l'ambiguïté. En effet, il semble difficile de lire ce texte sans faire de relation, en particulier, entre le dard de l'ange, qui lui pénètre jusqu'aux entrailles, et les conditions habituelles du coït. Il est hautement probable que le Bernin, lui, ait fait cette relation. Dès lors, son œuvre ne peut être qu'ambiguë, et volontairement ambiguë. Voulait-il reporter dans son œuvre l'ambiguïté qu'il aurait lue dans le texte? Ou bien a-t-il joué malicieusement avec elle ?

On a d'ailleurs dit que le Bernin avait pris sa maîtresse pour modèle. De fait, Thérèse a 45 ans au moment de son extase, et on en donnerait moins au modèle de la statue. Mais qu'importe ? Le Bernin avait bien le choix des moyens pour exécuter son œuvre, quitte à idéaliser un peu la sainte ; et cela ne prouve en rien qu'ayant fait le lien entre le ressenti de la sainte et les orgasmes de sa maîtresse, il aurait utilisé les uns pour représenter l'autre.


Une souffrance suave !

Sur ce que ressentait précisément Sainte Thérèse, on peut se demander si ses extases comportaient des orgasmes d'une nature physiologiquement identique aux orgasmes sexuels. SI on cherche à décrire un orgasme si fort qu'il serait un peu douloureux, on va bien utiliser les mêmes mots que la sainte... La douleur lui faisait pousser des gémissements ? Tout est relatif ; une vraie douleur ferait plutôt pousser des hurlements ; et lorsqu'elle parle de "souffrance", elle dit aussi que sa souffrance est "excessivement suave". Suave : d'une douceur agréable... Alors, s'agit-il d'un plaisir masochiste ? Il faut lire ce qu'en a écrit Sade. Il faudrait aussi vérifier la traduction de l'espagnol : les mots "douleur" et "suavité" n'ont pas exactement le même sens qu'en français.


Evanouie, vraiment ?

Dans l'œuvre du Bernin, Sainte Thérèse est dans la position de quelqu'un qui s'évanouit. Toutefois, les yeux sont encore entrouverts, et peut-être révulsés en arrière. On ne peut pas vérifier ce détail, car les pupilles ne sont pas sculptées (ni celles de la sainte, ni celles de l'ange). Les membres sont clairement déjà inertes (main et pied gauche), ce qui exclut semble-t-il la représentation d'une personne en plein orgasme, qui aurait alors les membres plutôt tendus et convulsés. Enfin, si la sainte était complètement évanouie, elle serait tombée en arrière ; sauf à supposer que quelque chose la retient, un bout de nuage caché, ou bien son vêtement, que retient l'ange ; mais alors le tissu ne serait pas représenté assez tendu.


Therese_Bernin

La question capitale de la position de la langue

Finalement, ce qui est le plus ambigu, c'est la langue. Sur la photographie reproduite dans "l'Histoire de l'art" d'Ernst Gombrich, on dirait que le bout de la langue est un peu avancé au milieu de la bouche. Si c'est le cas, ce serait très obscène, indiquant que la sainte n'est pas du tout évanouie. La photo est prise assez de face, et on voit une lumière dans la bouche ; peut-être n'est-ce que l'éclairage du fond de la cavité de la bouche, qui serait moins profonde dans la statue que dans une bouche véritable. On ne pourrait trancher cette question capitale qu'en allant très près avec un lampe électrique, ce qui pose quelque problème, vu la hauteur du monument. S'il se révélait que le Bernin avait sculpté la langue dans cette position avancée, alors il ne pourrait l'avoir fait que dans un esprit quasiment blasphématoire, mais subtil, personne ne pouvant aller voir ce détail, même avec les téléobjectifs du vingtième siècle.


Ange_Bernin

Le sexe de l'ange

L'expression de l'ange est assez curieuse également. Il sourit. Certains ont prétendu que son sourire serait teinté de sadisme, face à la souffrance de la sainte. C'est peu justifié : on ne voit en fait aucune marque de souffrance sur le visage de la sainte ; elle est soit évanouie (et on ne s'évanouit pas forcément de souffrance), soit au bord de l'évanouissement, mais alors plutôt en pleine jouissance qu'en pleine souffrance (surtout dans l'hypothèse de la langue avancée). Pour revenir à l'ange, lorsqu'on le regarde de face, il a plutôt l'air attendri, avec sa tête nettement penchée sur le côté. On le sent donc satisfait que le geste qu'il exécute, la perforation du corps de la sainte avec son "dard" enflammé (il s'agit bien ici de sa flèche, de sa lance métallique), atteint ses objectifs : plonger la sainte dans une extase, associée à une relation amoureuse attendrissante avec Dieu. Il n'y a là rien de choquant, et ce sourire n'est ni sadique ni ironique. Reste que cet ange est plutôt masculin, et bien entendu très beau.


Une scène de théâtre : le deuxième degré

Il est très intéressant que le Bernin ait recadré l'extase de la sainte dans une représentation théâtrale. Il paraît que cette façon de représenter les commanditaires de l'œuvre, dans des loges donnant sur la scène, a été imposée au Bernin par les commanditaires eux-mêmes. Mais cela ne change rien à l'intérêt de cette disposition du point de vue de la philosophie de l'art. Comment interpréter ce cadre ?

Les commanditaires auraient pu être représentés, par exemple, en prière devant la scène. Mais non : on les représente dans un autre monde que la scène elle même. En outre, ils ne la regardent que d'un œil tout à fait distrait : ils parlent plutôt entre eux, et consultent des ouvrages. Donc, le Bernin représente l'extase d'une part, et les érudits qui en discutent autour, d'autre part. Finalement, il n'a pas représenté l'extase elle-même, mais une scène jouée, disons, par des acteurs de théâtre. Pourquoi ? Cela pourrait exprimer une certaine pudeur, l'artiste ne voulant pas prétendre représenter quelque chose d'aussi divin et surnaturel, et n'étant capable que de représenter un simulacre à échelle humaine. Autre hypothèse très différente, le fait de représenter une scène de théâtre l'autorisait au contraire à une certaine liberté, par exemple sur l'âge ou les situations des modèles. Mais la meilleure explication n'est pas là : elle est dans "l'intellectualisation" de l'œuvre.


Le Bernin intellectuel

Loge_Bernin Considérant les gens dans les loges, le message est clair : le Bernin nous montre avec insistance qu'ils sont en train de discuter, de consulter les ouvrages, et ne regardent quasiment pas la scène (sauf l'ecclésiastique, à gauche, qui a le livre ouvert devant lui, comme pour contrôler que la scène est bien conforme au texte). Le message serait le suivant : l'événement 'extase' n'est pas le plus important en soi. Le plus important, c'est le problème né de la lecture du phénomène, et surtout, on le devine, la discussion des ambiguïtés du texte de la sainte. Ces discussions, montrées comme importantes, intéressaient soit les commanditaires de l'oeuvre, soit le Bernin lui-même.

En tous cas, cette disposition théâtrale ressemble tout a fait à un projet de peinture de Le Menestrel, représentant Cézanne peignant la Sainte Victoire. L'idée était de représenter la Sainte Victoire non pas comme la montagne du même nom, mais comme un mythe peint par Cézanne. Avec une connotation légèrement ironique, exprimant que cette montagne ne méritait peut-être pas d'être élevée au rang de mythe. Si le Bernin avait eu les mêmes motivations, il aurait ainsi exprimé que l'on avait fait une "montagne" des extases de Sainte Thérèse, mais qu'en fait ce qui était au moins aussi intéressant, c'étaient les problèmes soulevés par l'érotisme du texte, et la mise en cause éventuelle, même, de la sainteté de Thérèse. Pour conclure sur ce point, le Bernin aurait fait plus intellectuel que ce qu'on lui demandait, et au fond, en mettant en scène le problème de l'ambiguïté, contribuait à le soulever. "Ne gobez pas naïvement cette scène, mais réfléchissez plutôt à ses ambiguïtés".


Troisième et quatrième degrés

L'un des commanditaires est ostensiblement tourné vers le spectateur. C'est très curieux et intéressant ; s'agit-il d'une allusion aux problèmes de la représentation ? On pense à Velasquez regardant le spectateur dans les Ménines (peintes 4 ans après l'achèvement de l'œuvre du Bernin). Le spectateur est lui-même mis en scène ; et l'œuvre est ainsi à trois niveaux : la scène de l'extase, la fiction de cette scène avec les commanditaires, et la réalité du spectateur devant l'œuvre. Le barbu vous regarde fixement (on ne peut pas faire plus fixe) et vous demande :
" - Et toi, spectateur, qu'est-ce que tu penses de l'ambiguïté de la scène ?"
L'œuvre de Le Menestrel, elle, n'a été produite qu'après digestion de ces trois niveaux. En fait, on peut avancer qu'elle en crée un quatrième… où l'ambiguïté, cette fois, a bel et bien disparu.