120310 Dans le monde postmoderne de Jean-François Lyotard, la légitimité des discours, et en particulier celle des discours scientifiques, ne se trouve plus dans les grands récits humanistes, ni dans la performance d'un système économique global, mais dans ce qu'il appelle la paralogie. Allo allo, un dico svp. La paralogie (voir l'article suivant, Paralogie : définition), c'est le discours sortant du connu, ne paraissant pas "logique", mais pouvant conduire à une nouvelle vérité, quitte à renouveler les règles du jeu.
Or, des tas de gens pensent que la postmodernité, c'est le rejet des grands "métarécits", des grandes explications du monde, et que, ne croyant plus à rien, l'homme postmoderne devient nihiliste. Mais non, chers amis : après destruction de tout discours justifiant, Lyotard nous sort du trou avec sa justification par la paralogie. Un monde nouveau, génial !
Cette thèse philosophique fondatrice s'applique aussi à l'art : le génie artistique est celui qui crée une dissonance, un "dissentiment" (comme dit Lyotard), et qui fonde aussi de nouvelles règles du jeu.
230411 En résumé, après avoir lu La condition postmoderne et sa conclusion positive sur la légitimation par la paralogie, on peut tirer la ligne de conduite suivante :
Plus tu dis de conneries, plus tu risques d'être génial.
031111 Le discours paralogique, comme son nom l'indique, ne suit pas la logique habituelle, consistant à partir de bases sûres et à construire un raisonnement juste, pour obtenir une vérité universelle. S'il est paralogique, soit il part de bases "fausses", ou plutôt contraires aux idées courantes. Un exemple : la géométrie non-euclidienne, basée sur autre chose qu'un espace à trois dimensions. Ou alors le discours paralogique dévie sciemment dans le raisonnement ; dans les deux cas, il cherche à rester dans un "petit récit" à valeur locale, restreinte, et non à atteindre une vérité absolue.
On peut ainsi envisager une relation entre génie et paralogie, sur le terrain de la subversion, de la remise en cause systématique de l'acquis, de l'ouverture totale, de la posture hors du connu, voire hors du monde.
Sur la "localité" de la légitimation, sur les discours qui défendent une légitimité locale et non universelle, voir en fin de ce chapitre la parabole de la salsola
270411 Définition du penseur postmoderne : Monsieur qui pense blanc un jour, noir le lendemain, et qui, en un sens, a raison les deux jours.
010410 Jean-François Petit, qui a écrit Penser après les postmodernes, pourrait se qualifier lui-même, donc, après les postmodernes, de post-postmoderne. Et quand il aura fini de penser, un autre philosophe pourra en faire une critique, qui sera alors post-post-postmoderne… article contre lequel Petit nous pondrait bien entendu un article post - post - post - post - moderne !!! Cot - cot - cot - codec ! Post post post post post moderne !!!! Il va pondre !… (l'article). Et pondre un article comme ça, ça donne du grain à moudre.
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160312 La pensée rationnelle est une pensée claire, droite, dressée comme un I vers le ciel. Un genre de sapin : les branches sont toutes dans le même sens, le sens de la flèche. C'est ordonné, c'est apollinien. Le dionysiaque, lui, a une pensée plus confuse, chevelue, poilue. Là ce serait plutôt la jungle : les plantes poussent naturellement dans la direction où elles peuvent. Plutôt junglesque aussi, la pensée postmoderne : partielle, fragmentée, fractale, elle va un peu dans tous les sens possibles : pour plus de renseignements lire Lyotard.
Et si on y réfléchit, la pensée sapinesque est rigide : un seul but pré-pensé, une thèse claire, définie, on peut friser le doctrinaire. Les aspects qui ne vont pas dans son sens sont omis. Du coup, la thèse est douteuse, c'est la démonstration sans antithèse.
Par contre, la pensée junglesque fouille tous les aspects : toute avancée de branche est d'une part mise en doute par une antithèse qui l'empêche de pousser trop vite, et d'autre part enrichie par des petites branchioles, des aspects annexes et collatéraux. Cette pensée dionyso-postmoderne est moins droite, mais plus riche.
Avec le défaut, bien entendu, qu'à la fin l'un est arrivé à la pointe du sapin, et l'autre est perdu dans la jungle. Mais, n'ayant laissé aucun aspect de côté, le second a peut-être une vision plus complète, et finalement plus juste, du problème.
211207 L'individu postmoderne, en niant les grandes théories explicatives, prend une vie un peu vide de sens, sans idéal. Il n'est pas loin du nihilisme, ou pire, de la non-pensance. Mais Nietzsche peut parfaitement nous sortir de là : le livre III de l'édition Tel de La volonté de puissance a pour titre Le nihilisme vaincu par lui-même. L'un des aphorismes parle très précisément du dépassement du nihilisme. Nietzsche dit que pour les forts, le pessimisme (voire le nihilisme) est un marteau avec lequel on construit l'escalier pour s'élever. Allons-y les gars, y'a plus qu'à clouer les planches.
140210 Les Lumières, c'est fini, et l'humanisme, fini aussi. Le temps n'est plus d'affirmer "Dieu est mort", mais : "L'homme est mort. Vive l'homme et les autres animaux". Post-moderne, post-Lumières, post-humanisme.
Vive la Nouvelle Déclaration des Droits de l'Animal (Homme Inclus). Et de la Plante.
110212 Sur l'humanisme, rien ne sert de dire autre chose que Lévi-Strauss (dans une émission spéciale, juste après sa mort). Il parle des dangers du monde actuel, et dit :
Nous pouvons alors nous demander si le grand responsable, le grand coupable, ça n'est pas cette philosophie humaniste sur laquelle nous nous sommes presque entièrement et exclusivement fondés : l'humanisme constitue l'homme en règne séparé. […] Il n'y a qu'un moyen de se prémunir contre ces dangers, c'est de considérer que l'homme est d'abord un être vivant et souffrant avant d'être un être pensant. […] Cela oblige à entretenir avec la nature des rapports mesurés […] et montre à quel point une façon censée pour les hommes de vivre et de se conduire est de se considérer non pas comme les seigneurs et les maîtres de la création, mais comme une partie de cette création, que nous devons respecter…"
Nous soussignés, Protonotaire Apostolique de l'Eglise Dionysiaque, attestons que le discours de Monsieur Claude Lévi-Strauss est parfaitement conforme à la doctrine, et lui décernons avec respect le titre de Grand Croix de l'Ordre Dionysiaque du Boudin Cru.
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270410-161212 En ce temps-là, Ogh-ogh marchait dans le désert, et pourtant une foule nombreuse le suivait pour écouter sa parole. Et ils passèrent dans une ville-fantôme, abandonnée par les colons chercheurs d'or. La ville était déserte. Le vent balayait la place, et faisait battre et grincer de vieilles portes en bois. Soudain surgit en roulant, poussée par le vent, la boule épineuse d'une salsola, cette plante qui n'a plus d'attache, plus de racine, et qui roule au gré du vent. La scène était toute désolation. Mih-Mine, la compagne de Ogh-ogh, dit :
"- On se croirait dans un western."
Mais de cette remarque déplacée (car les westerns n'existaient pas encore), Ogh-ogh fit fi. Si, il fit fi. Il regarda longuement la salsola et dit :
"- En vérité, je vous le dis, la salsola est comme la pensée postmoderne."
Et la foule se rassembla autour de lui, voyant qu'il allait encore faire un de ces discours dont il avait le secret.
"- Voyez ici, commença-t-il, cette petite tige au milieu de la plante. A une extrémité arrive la sève. Son énergie pénètre la tige, la développe, et, à l'autre bout, elle forme deux petites branches, qui à leur tour vont devenir tiges. Chacun de ces mille petits bouts de tige ne connait pas le tronc, ni même s'il existe un tronc, mais chacun fait son travail, sans connaître le Tout de la plante, ni sa forme. Et ce Tout ne résulte que de ces mille petits bouts de tige ignorants.
En vérité, il en est de même de notre pensée : chacun de nous n'a reçu qu'un peu d'enseignement, l'éducation de nos pères, et nous ignorons bien toutes les méandres de ces idées et connaissances. Nous ignorons même si elles ont un tronc solide sur lequel s'appuyer. Mais même ignorants, nous pouvons toujours penser par nous-mêmes, et créer de nouvelles petites tiges, de nouvelles pensées. Rien ne dit qu'elles seront ni vraies, ni bonnes. Ni celles de nos pères, ni celles des savants, ni celles des philosophes, de tous ceux qui voulaient construire un tronc. Il n'y a aucune Vérité fondamentale et absolue ; mais il y a nos vérités, partielles, fondées chacune sur nos morceaux de culture. Et chacun de nous doit faire pousser sa petite tige."
Disant cela, le vieux Six-Laine, toujours libidineux et saoul, se mit à rire, et dit :
"- Ma petite tige est plus grosse que la tienne, lorsque je vois Mih-Mine et ses beaux seins."
Ogh-ogh lui donna une tape amicale sur son ventre adipeux et continua :
"- Chaque petite extrémité de tige est jeune et fragile. Elle ne s'appuie sur rien, elle n'a qu'une extrémité qui la tient, Mais en poussant dans toutes les directions, chaque petite tige finit par rencontrer une autre branche et s'appuyer sur elle. Elle appuie, se bloque ; elle ne peut plus pousser qu'en se tordant dans une autre direction, et elle vient à nouveau s'appuyer sur une branche voisine. Ainsi, dans le buisson, chaque tige est fragile, mais l'ensemble forme une structure solide, presque inextricable. Il n'y a pas d'assemblage, mais chaque tige s'appuie sur plusieurs autres, et l'ensemble est structuré et solide.
En vérité, je vous le dis, tel est le monde des idées. Il est formé de théories locales, tout à fait solides, sur lesquelles on peut se reposer, même si, au départ, elles ne sont pas fondées sur une seule tige, sur un seul tronc, sur une "vérité de base". Les bases peuvent même être fausses."
La science n'existait guère à cette époque. Sinon, Ogh-ogh aurait pu donner comme exemple la mécanique des solides : elle est entièrement basée sur l'idée que la masse est invariable, et cette mécanique a formé des pans entiers des sciences physiques. Et pourtant, l'hypothèse était fausse : la masse varie comme chacun sait avec la vitesse. C'est simplement une autre ramification de la pensée, la relativité. Qui a donné naissance à d'autres structures, d'autres pans de la physique, tout aussi solides que les premiers. D'autres vérités partielles.
Mais tout cela n'existait pas encore. Et la foule qui écoutait Ogh-ogh se grattait la tête, essayant de comprendre. Bouh-Boul, un petit rond, prit la parole :
"- Dis-nous, Ogh-ogh, pourquoi cette plante roule ? Pourquoi est-elle toute ronde ?
- Ecoute la suite, Bouh-Boul : le buisson grossit, puis il sèche, et la plante va finir par casser et se détacher de sa base. Une nouvelle vie commence. Le vent la pousse et la bringuebale, la choquant sur tous les obstacles qui se trouvent sur son passage. Toutes les ramifications qui dépassent cassent. Elle roule et roule encore, et prend la forme d'une sphère parfaite, comme le potier fait sa boule. Chaque branchiole prend sa position, et la boule devient compacte, cohérente, solide et aérée à la fois : l'harmonie de la nature. Et pour nos idées, il en va de même : les petites théories, même un peu fausses, forment un système harmonieux et solide."
Mais un autre vieux sage, Lioh, qu'on appelait Lioh-Tard car il était souvent en retard comme la poste moderne, se leva et dit :
"- D'autres que toi, Ogh-ogh, ont forgé des systèmes solides, tous plus faux les uns que les autres. Et moi, Lioh-tard, je te le dis : ils sont finis, les systèmes solides, les ensembles de pensées, les métarécits, qui ne sont pas légitimes. Il faut fonder la légitimité sur autre chose.
- Pourquoi veux-tu une légitimité, Lioh-Tard ? La boule vit toute seule, sans son pied, sans ses racines, elle est cohérente, elle est solide. Que veux-tu de plus ?"
Lioh-tard trouva un autre argument:
"- Ça ne marche pas bien, ta théorie, Ogh-ogh, reprit-il. Car ta salsola, quand elle casse son pied, elle meurt, ce n'est plus une plante vivante ! Elle est solide, mais elle est morte !
- Pas tout-à-fait, Lioh-Tard. La salsola roule au gré des vents, mais en roulant ainsi, elle libère petit à petit des dizaines de milliers de graines, qu'elle avait accumulé dans ses branchioles, et qu'elle sème par ci, par là. C'est en roulant ainsi qu'elle procrée. Dis-moi, Lioh-Tard, est-ce que les morts procréent ?
- Non, Ogh-ogh, les morts ne procréent pas.
- C'est une autre vie que mène la salsola. Elle virevolte, s'en va, butte, repart avec légèreté. Et là où les éléments la poussent, elle libère ses graines et procrée. Des graines seront perdues, séchées, mangées, ou simplement délaissées. Mais d'autres donneront naissance à de petites salsolas. C'est la vie, le destin, la mort, la renaissance : Dionysos."