071111 Le génie n'existe qu'à l'état d'étincelle. Cette notion d'étincelle rend parfaitement l'aspect soudain, immédiat, fulgurant, inattendu, de l'idée géniale. Une étincelle est une particule animée d'une grande vitesse, et chargée d'énergie. Ici, l'énergie dont il s'agit est l'énergie qui sert à la création. L'étincelle ne tombe pas dans l'eau (en principe), elle allume quelque chose, soit physiquement, en poussant un geste, soit mentalement, en créant dans la tête de la personne l'idée ou la volonté de créer (exemple : la pierre d'achoppement du Facteur Cheval, voir ci-après Génial par hasard). Cette énergie, en tant qu'elle est créatrice, désordonnée, et naturelle (non fabriquée), est une énergie dionysiaque. Dionysos, génie de la création.
Pourquoi lui ? Mais parce que cette étincelle de feu, c'est ce qui l'a fait naître ! Zeus déclenche sa foudre contre Sémélé, et la pauvre accouche séance tenante du petit Dionysos ! NB : cette image d'un romantisme frisant le ridicule diminue la portée de la pensée qui la précède.
250705
Et l'artiste s'est retrouvé seul face à son destin,
Prêt au combat contre le vide,
Face à son devoir inexorable de création de génie.
Car il sait que sans génie il n'y aura pas d'art.
Son existence même d'artiste est en jeu.
Il rassemble en lui toute sa volonté de puissance.
Il invoque Dionysos, seul dieu à hauteur de la tâche.
Enfin, au paroxysme de la concentration, il s'arrête.
Il saisit son outil.
Ce n'est peut-être pas lui qui l'avance vers son œuvre.
Qui le guide ? Qui, ou quoi ?
L'étincelle miraculeuse va-t-elle jaillir ?
La suite au prochain numéro.
030907 Dans son journal intime, Hubert Le Menestrel a raconté avec émotion le jour où, en faisant une promenade à vélo, deux alexandrins lui sont venus en un clin d'œil, sans qu'il ne les ait pensés. Et cet éclair de génie l'avait tellement ému qu'au bord des larmes, il ne pouvait plus diriger son vélo : il a frôlé la chute, et s'est arrêté pour reprendre ses esprits.
Malheureusement, les deux vers en question n'étaient pas beaux.
071111 L'étincelle de génie se produit à l'occasion de petits événements dus au hasard. La personne en question (c'est elle qui va peut-être être géniale), remarque l'évènement, le trouve intéressant, et l'associe (par parallèle ou par métaphore) à des recherches qu'elle est en train de mener. Elle prend le truc à son compte, et l'utilise dans son travail. Exemples de petits événements dus au hasard : la pomme qui tombe sur Newton en train de faire la sieste sous le pommier, le facteur Cheval qui bute sur une pierre dans sa tournée : cette pierre deviendra la pierre d'achoppement ; elle trône maintenant sur une terrasse de son palais (il aurait pu dire à cette pierre : "Tu es pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon palais").
Tout le monde est en permanence entouré de petits événements dus au hasard. Mais pour que l'étincelle de génie se produise, la personne doit au moins posséder deux qualités : l'ouverture et le discernement.
040807 Nietzsche (Aurore) : "L'essentiel de toutes les inventions est le fait du hasard, mais ce hasard n'advient pas à la plupart des gens."
"- Allo Friedrich ? Tu pourrais pas nous en dire un peu plus ? A quelles personnes est-ce qu'il advient ?"
241204 Lorsque l'artiste est mauvais, il est seul.
Lorsqu'il est génial, il est seul aussi.
Lorsqu'il est seul, mieux vaut qu'il pense qu'il est génial.
231111 Dans la thèse " génie = hasard + discernement ", il y a un peu plus : la tension vers la création. Le nez du mec en face dans le métro a au départ une particularité intéressante. L'artiste assis en face est ouvert, il le regarde (alors que le mec fermé va rester dans ses pensées, son livre ou sa feuille de choux gratos). Il remarque la particularité du nez. L'histoire peut s'arrêter là, ce mec a un nez rigolo, terminus tout le monde descend du métro. Mais, si l'artiste est tendu vers sa création, il ne voit plus le nez (et sa particularité) comme un nez, mais comme un élément qu'il peut introduire dans son œuvre en cours, ou même, un élément qui l'inspire pour une œuvre à commencer : la courbe des ailes du nez, sa forme élégante, ou au contraire sa laideur artistique, le dégradé de rouge (le mec a dû se saouler), le bouton pustulent (pour dessiner des monstres infernaux), ou encore sa proximité avec un autre objet, qui lui permet des associations d'idées artistiques.
Pustulent : mot absent du dictionnaire. Se dit d'un bouton qui est à la fois pustuleux et purulent.
071111 Dans la théorie qui base le génie sur des petits événements dus au hasard, les qualités de discernement et d'ouverture (parmi d'autres) prédisposent la personne au génie. Or, ces qualités sont données à tous, mais en quantité variable. Les gens sont plus ou moins ouverts, plus ou moins doués de discernement, de la même façon que les gens sont plus ou moins coléreux ou plus ou moins jouisseurs. Et donc, tout le monde est prédisposé au génie, dans une proportion variant de zéro à cent pour cent et passant par toutes les valeurs possibles. La prédisposition au génie est une mesure continue. L'affirmation de Kant, selon laquelle il y a des personnes cent pour cent géniales, toutes les autres étant zéro pour cent, est fausse (excusez cette audace, Herr Professor Kant). Il n'y a pas de "génie" en tant que personne. Il n'y a que des personnes plus ou moins géniales, qui ont plus ou moins d'étincelles.
Avec cette théorie, le progrès devient possible : on peut s'ouvrir l'esprit, et augmenter ainsi ses possibilités de devenir génial. C'est la première leçon de "Devenez génial en douze leçons". (Par contre, pour acquérir plus de discernement, c'est plus dur).
150206 Finalement, la valeur superlative du mot génie, la notion d'exceptionnalité que les gens lui attachent, est fausse. Tout le monde émet de temps en temps une étincelle (pour certains connards, ça reste excessivement rare). En tous cas tout le monde peut en émettre, par hasard, par exemple à la suite d'un rêve.
140308 Dans l'interview de Stockhausen par Angelin Preljocaj, on voit clairement que Stockhausen est un génie. La théorie selon laquelle le génie - en tant qu'homme - n'existe pas, cette théorie est mise à mal. Stockhausen semble réunir certaines caractéristiques humaines qui seraient celles du génie. Ce ne serait pas seulement une personne qui a du génie, ce serait un génie lui-même. L'un des points frappants, c'est qu'il s'émerveille devant sa propre création, comme si c'était celle de quelqu'un d'autre. A moins qu'on soit seulement au théâtre ? Un génie, ou un remarquable acteur ? Tout artiste a bien entendu intérêt à ce qu'on le pense génial…
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161211 La plupart des savants qui ont étudié le génie se sont basés sur des exemples de grands artistes qui ont réussi : Léonard, Picasso, et d'autres. Ils concluent alors que le génie est doué pour la technique, imaginatif, etc. C'est idiot, ils ont pris des exemples exceptionnels, et ils concluent sur ces exemples ! Il peut exister des personnes qui ont du génie, qui ont des étincelles, mais qui, n'étant pas doués pour la technique, n'arrivent pas à montrer leur génie, et qui meurent inconnues ou considérées comme seconde zone.
231011 Le génie est gêné par la connaissance ; par celle des techniques, qui conduit l'artiste à penser, à calculer son œuvre, ce qui gêne la spontanéité, et par celle des autres artistes, de l'art actuel, qui force l'artiste à se comparer, à imiter ce qui lui plaît, ou au contraire à se démarquer des autres. Alors que le génie, par définition, ne se compare à rien, ne peut pas se comparer.
281106 Mais dans cette optique, le génie place l'artiste dans sa tour d'ivoire, incompris et mal aimé ; d'un point de vue commercial, ou simplement pour se faire connaître, c'est très gênant. Le génie gêne. Et dans la mesure où une partie du génie serait innée, donc dans les gènes, ce sont ces gènes de génie qui gênent. Considérons Delacroix. Eugène. Eh bien les gènes de génie d'Eugène… le gênaient. Quand Napoléon III a visité le salon de 1800 et quelques avec son épouse, l'impératrice Eugénie (c'est avec une malhonnêteté caractérisée que l'on a présenté ci-contre l'empereur au bras non pas de son épouse, mais de la Reine Victoria). Donc, devant La mort de Sardanapale, Napoléon a dit à sa femme :
"- Eugénie, les gênes de génie d'Eugène te gênent-ils ? En ce qui me concerne, Eugénie, je nie… que les gênes de génie d'Eugène l'aient gêné !
- Mon bon ami", a répondu l'Impératrice, "je n'en sais rien : moi, Eugénie, je-n'ai-ni le génie d'Eugène, ni gênes gênants. Mon problème c'est ma robe qui me serre trop : j'ai les nénés gênés…"
120307 Hegel (Esthétique) considère que la naturalité est inhérente au génie. La naturalité ne serait pas seulement une composante du génie, comme la moutarde est une composante de la mayonnaise, mais elle serait vraiment dans son essence. Comme l'huile est dans l'essence de la mayonnaise. Rappelons que la mayonnaise se fait en deux temps, comme la puissance dans les moteurs deux temps. C'est pourquoi il y a de l'huile dans l'essence de la mayonnaise, comme dans l'essence des moteurs deux temps.
150307 Beaucoup de grands artistes ont eu des difficultés sur le plan technique : Miro, mais aussi Cézanne, ou Matisse. Rodin n'a pu entrer aux Beaux-Arts parce qu'il n'arrivait pas à travailler de la façon demandée. Hegel avait donc faux, lorsqu'il disait (dans son Esthétique) que la facilité technique était inhérente au génie.
200607 Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, nous avons adopté au début de cette conférence l'idée d'Emmanuel Kant, selon laquelle le génie est à l'essence de l'art, et qu'il ne peut y avoir art sans génie.
Ensuite, après avoir confronté l'idée de génie à toute une série de qualités nécessaires à l'artiste, imagination, originalité, talent et ainsi de suite, ayant démontré avec une certaine maestria, je vous laisse juge, que les œuvres que l'on appelle géniales pourraient simplement résulter de la conjonction de ces qualités, de quelques idées artistiques rares, et d'un zeste de hasard, nous avons finalement démontré que le génie, en fait, n'existait pas. Alors, puisqu'il n'y a pas d'art sans génie, eh bien l'art n'existe pas non plus.
Nous aboutissons ici à une conclusion tout à fait absurde, qui montre que cette conférence, sur le plan intellectuel, est en fait… un bide total. Cette conférence n'est que de l'art. Et ce n'est pas, comme le voulait Hegel, Heidegger et de nombreux philosophes tous plus anti-artistiques les uns que les autres, une mise en œuvre d'une vérité. Mais rassurez-vous, l'art existe, puisque cette conférence existe. À part le fait, Mesdames et Messieurs, qu'elle est maintenant terminée, je vous remercie de votre attention.
150206 Le facteur Cheval grave dans une grotte de son palais "A la source de la vie j'ai puisé mon génie". Est-ce une allusion au caractère sexuel de la puissance créatrice ? La source de la vie : ses testicules ? Ce serait génial, vu son niveau intellectuel.
030804 Bachelard : "L'imagination n'est pas, comme le suggère l'étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par l'ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l'humaine condition."
Bachelard, au Panthéon !
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260311 Le détournement est une pratique caractéristique du génie. Il consiste à utiliser un matériau (nouveau ou non), non pas pour ce pour quoi il a été conçu, mais pour autre chose. Un bon exemple : la vidéo hilarante de Torley, le musicien asiatique qui détourne l'effet sonore "Autotune". Autotune est un filtre audio qui corrige une voix de chanteur ou d'instrument, en modifiant les fréquences pour qu'elles correspondent à une tonalité paramétrée. Autrement dit, ça fait chanter juste ceux qui chantent faux. Torley, ayant soigneusement étudié le fonctionnement de l'appareil, l'utilise exactement à contre-sens : tout en chantant faux (raisonnablement), il manipule les boutons de tonalité, pour dérouter l'appareil, en changeant de tonalités plus vite qu'il ne chante, ou en les sélectionnant toutes à la fois, ou aucune, et ainsi de suite. Le résultat : des sons étranges comme Torley les aime, et une vidéo absolument hilarante. Tellement hilarante, que Torley lui-même se marre en chantant, et son rire participe au son et à son étrangeté.
231111 Ce type de détournement est une source de génie, on pourrait presque dire une méthode. Une source de nouveauté, dans laquelle l'artiste introduit obligatoirement sa subjectivité, et surtout, son esprit subversif, puisqu'il détourne le but de l'instrument, il subvertit le mode d'emploi, et il tourne en dérision l'instrument détourné. Ici il s'agit d'un instrument, mais cela s'applique parfaitement au détournement d'œuvres d'art existantes. Dérision, réutilisation et détournement de l'ancien : on est sans nul doute dans le génie postmoderne.
141211 Il faut avoir un certain courage pour lire jusqu'à l'avant-dernière page La question du génie, de J. Segond. Mais cette page-là est miraculeusement juste et belle. Elle parle de Narcisse comme génie. Narcisse ne s'admire pas, mais il se cherche, inlassablement, insatisfait de lui-même ; il cherche à tout prix la beauté, mais ne la trouve pas. (Est-ce conforme au mythe, peu importe, se non e vero e bene trovato). Et, finalement, le génie insatisfait n'a qu'une solution : l'acceptation (dionysiaque) de son destin. Le génie se place alors, consciemment ou non, dans l'éternel.
310307 Le génie est mort.
Le génie qui est dans le cercueil, c'est celui de Kant. Non, pas le génie du professeur, mais celui qu'il avait théorisé : l'artiste ou le scientifique dont on dit que c'était un génie (Léonard, Picasso, Einstein et tous les autres). Celui qui est novateur, qui "donne à l'art ses règles" (comme dit Kant), novateur comme il faut pour être un génie "moderne".
Que personne ne sorte : qui l'a tué ? En fait, il est passé à la trappe avec les esthétiques romantiques, au milieu du vingtième siècle, tuées par la "peinture pour la peinture", par les mecs qui faisaient des rayures ou des gros pois, par les collectifs d'artistes et autres fadaises.
Donc on s'est aperçu que toutes ces théories de Kant étaient fausses (voir en particulier ci-dessus Tout le monde entre zéro et cent pour cent génial).
A l'époque, il fallait quand même être "novateur", principe impératif de modernité. Maintenant c'est mort aussi ! La modernité est morte avec la fin de la spirale de l'innovation, avec le tableau blanc, avec le ready-made. Là le meurtrier, c'est Marcel Duchamp, paix à son âme.
Le génie, l'innovation, plein de gens y croient encore. Mais c'est juste une question de temps : les mentalités ne varient que lentement.
Le génie romantique est mort, l'art moderne va mourir, mais nous allons vivre la Renaissance postmoderne.